Cette contribution se veut une réflexion sur les difficultés de l’auto-organisation dans le
mouvement en cours en défense des retraites. Et malgré ça, de sa nécessité. Elle ne se présente
pas comme une recette miracle et veut surtout être utile à celles et ceux qui font vivre la
mobilisation, et discutée par elles et eux.
Depuis le 19 janvier, nous vivons ce qu’on a coutume d’appeler désormais « un grand mouvement
social ». Il combine bien sûr plusieurs aspects de ceux qui l’ont précédé depuis 1995 : le blocage
des flux économiques ; les grèves dans les transports et les raffineries comme points de
ralliement, auxquelles s’est ajoutée celle du secteur des déchets ; la participation de la jeunesse
scolarisée (jusqu’aux collégien·nes de Montreuil !)…
Mais l’auto-organisation est cette fois-ci globalement restée en jachère. Non pas qu’elle ait été
totalement absente. Il ne serait pas correct de soutenir cette idée, pour les travailleuses et les
travailleurs qui se sont quand même réuni·es, ont débattu, échangé, voté et décidé ensemble de la
grève qu’elles et ils menaient. Parfois dans de petites entreprises, de petits services. Et sous des «
formats » ne relevant pas nécessairement de l’Assemblée générale consacrée. Ce pouvait être en
heure d’information syndicale pour le secteur public, et pas nécessairement le jour dit de la grève,
ou bien encore en salle de pause, à la cantine… Même à l’occasion des manifestations, dans les
cortèges de boîte, de gare, de service, d’établissement ou d’école où, entre les slogans, on se
compte, on discute, on se donne rendez-vous. Cela a existé et il faut en tenir compte, le mettre au
compte de ce qu’il y a de positif dans cette lutte.
Malgré tout, la responsabilité des révolutionnaires – à défaut d’avoir la vérité toute prête en poche
– est au moins de ne pas se mentir. Et si l’on regarde un peu honnêtement la situation telle que
nous la traversons depuis la fin janvier, on voit clairement que ce mouvement repose avant toute
chose sur la force des démonstrations de rues. Le calendrier de l’intersyndicale nationale, unie
comme jamais, rythmant le mouvement. Mais si la même intersyndicale nationale a pu annoncer
avoir rassemblé plus de 3 millions de personnes en manifestation le 23 mars dernier, combien de
ces manifestant·es ont pris part à des AG en bonnes et dues formes ? Ce qui remonte des équipes
syndicales de l’éducation, du rail, des finances, de l’industrie… le confirme : l’auto-organisation
n’était pas au niveau du précédent mouvement de 2019 et a même connu ses plus bas étiages.
Sans même parler de « coordination ». Nous sommes loin, très loin, d’une éclosion de soviets.
Dans la jeunesse scolarisée, les blocages de lycées et d’universités – parfois avec des effectifs
étroits – ont peut-être trop souvent supplanté les réunions de lycéen·nes et d’étudiant·es dans les
foyers et les amphis. L’absence de mouvements auto-organisés dans la jeunesse depuis
malheureusement plusieurs années maintenant a d’ailleurs contribué à la déperdition des
pratiques assembléistes pour toute une partie de la population qui pouvait avoir eu ces
expériences (songeons que les grévistes de 1995 étaient bien souvent les lycéen·nes des années
1970 et que celles et ceux de 2003 étaient pour beaucoup les étudiant·es de 1986).
On ne peut pas non plus écarter l’impact qu’a pu avoir la crise pandémique et ce qu’elle a charrié
de « distanciation sociale ». C’est effectivement le premier « grand mouvement social » depuis
l’irruption du Covid dans nos vies. On a ainsi vu des heures d’information syndicale se tenir en
visio, des participant·es aux cortèges venir sur leur temps de télétravail… il reste à plus et mieux
mesurer cet aspect, à le réfléchir de manière plus approfondie. De même que l’impact de la
structuration aux moyens des réseaux sociaux ou encore le choix individuel d’actions directes « à
la carte ». Dans des actions étant toutefois le fruit d’une organisation collective menée de main de
maître, au service du mouvement. On peut penser aux opérations de péages gratuits, aux soutiens
aux piquets de grève des déchetteries, à l’occupation de lieux symboliques comme la pyramide du
Louvre, l’Arc de Triomphe ou à l’envahissement du siège de Black Rock.
Avec les grévistes, avec les syndicats
Pour ce que nous maîtrisons mieux, on peut être tenté de dire qu’il y a toutefois eu mobilisation
des organisations syndicales et que le syndicat, après tout, c’est déjà une forme d’organisation
autonome de classe : ce qui n’est pas faux. Et, là encore, on serait bien mal inspiré·e de négliger
la mobilisation des équipes syndicales qui ont multiplié les tournées sur les lieux de travail, diffusé
les analyses, expliqué, décrypté la réalité des contre-réformes, contribuant à combattre les
mensonges du pouvoir. Mais ces équipes syndicales sont ce qu’elles sont, tributaires de leurs
forces comme de leurs faiblesses : le nombre de syndiqué·es aura été un frein objectif aux tâches
de mobilisation. Plus de syndiqué·es, plus de sections syndicales… aurait tout simplement entraîné
plus de mobilisation.
L’enjeu est là, devant nous : (re)construire des outils syndicaux qui soient le tissu, le maillage de la
grève générale de demain.
Oui, les organisations syndicales restent les principales forces capables d’engager des
mobilisations de masse dans ce pays. Pour autant, lorsque le 7 mars elles ont appelé très
clairement à mettre le pays à l’arrêt, ça n’a pas été le cas. C’est par ailleurs ce qui rend assez
inopérantes les explications des courants militants arc-boutés sur des mantras du type « c’est la
faute des directions syndicales » pour s’auto-désigner, au passage, comme « directions de
rechange ». Ce qui ne résout en rien notre problème.
Une des options, dans une situation d’auto-organisation faible sur les lieux de travail, peut être de
vouloir le contourner au moyen des AG interprofessionnelles. Mais ce type de structure n’est forte
que s’il y a tout de même des fractions significatives de grévistes en reconductible sur un territoire
donné, et si elle a une forme de représentativité. L’exemple du Comité unitaire d’organisation de la
grève à Rouen en 1995 est intéressant sur ce point. En 2003 également, les AG
interprofessionnelles pouvaient aller dans ce sens. Mais on ne peut pas faire l’impasse sur le
premier maillon de la chaîne : étendre et renforcer la grève le plus possible dans le plus de
secteurs possibles.
Une autre possibilité encore est celle de tenter de structurer des réseaux intersyndicaux « de
base ». C’est ce qu’ont tenté successivement « On bloque tout » en 2016, le Front social en 2017,
et récemment le Réseau pour la grève générale, avec des intentions comme des rapports aux
structures syndicales « officielles » pouvant diverger. Il faut regarder clairement et lucidement s’ils
permettent réellement d’amplifier et de renforcer l’auto-organisation. La visite de soutien aux
grévistes de la raffinerie de Gonfreville organisée le 24 mars par le Réseau pour la grève générale
par exemple, à laquelle ont participé l’actrice Adèle Haenel et le rappeur Médine, a certainement
fait chaud au cœur des grévistes. Et la propagande pour la grève aura été à cette occasion utile.
Ça compte. Mais là encore, l’enjeu de l’auto-organisation et donc de l’ancrage de la grève n’en
demeure pas moins entier.
Politique de l’assemblée générale
Mais après tout, est-ce si problématique cette faiblesse des AG ? N’a-t-on pas eu plus de dix
journées de grève nationale, des manifestations monstres, d’autres « sauvages », un mouvement
déjà historique (qui bat toujours son plein à l’heure où ces lignes sont écrites) ? Une macronie
fragilisée, à l’os, qui met à nu sa domination et son arbitraire en recourant à la répression la plus
crue comme en mobilisant les artifices les plus anti-démocratiques de la constitution de la Ve
République ?
Sans nier pour autant l’importance de ce que nous traversons (et qui sera d’autant plus
déterminante si la victoire est au bout du combat), on ne peut pas laisser cette question de côté.
Car l’enjeu de l’auto-organisation la plus généralisée qui soit est justement de dépasser le cadre
des seuls effectifs syndiqués, pour lui permettre de remplir deux rôles – pratique et politique –
s’alimentant l’un l’autre.
Pratique, car en permettant d’ancrer la grève au plus près des lieux de travail, et même de vie,
comme en les réunissant plus largement, elle permet aux grévistes de décider, et de décider
entièrement. « C’est nous qui travaillons, alors c’est nous qui décidons » a-t-on pu entendre
scander en manifestation. Ce que permet en effet l’auto-organisation, c’est de « faire classe » plus
amplement et plus consciemment. De prendre le pouvoir sur sa mobilisation pour se l’approprier, la
partager plus largement, et ainsi lui donner les moyens d’être reconduite et généralisée. De
basculer dans le temps et l’espace de la grève, de faire un pas de côté avec l’ordre du monde
comme il va.
Citons à ce sujet Ernest Mandel* : « C’est dans l’organisation que se donnent les travailleurs pour
mener le combat avec le maximum de chances de succès qu’éclate le plus nettement ce “contre-
pouvoir” embryonnaire produit par la grève. » Et d’ajouter que, pour la ou le gréviste, la
participation active à son organisation « commence à lever le poids des différentes “autorités” qui
l’écrasent dans la vie quotidienne », de celles qui sont appuyées « par le Capital, les “lois du
marché”, les machines, les contremaîtres et cent autres “fatalités”. »
C’est parce que cette dimension de contre-pouvoir existe que l’auto-organisation revêt un aspect
politique fondamental. L’enjeu en est la construction de la rupture anticapitaliste. Et tout ce qui
renforce la passivité et la délégation la fragilise. Les courants politiques acquis aux logiques
hégémoniques, même au sein de notre camp, n’ont pas nécessairement cette préoccupation.
C’est ce qui rend la question aussi aiguë.
Nous savons que le dégagisme (« Macron, dégage !»), même s’il est un élément de la
mobilisation, ne fait pas un programme, et encore moins une alternative : et puis quoi après ?
À ce stade, un gouvernement de gauche, composé autour de l’axe Nupes, arriverait au pouvoir sur
le fil, et la bourgeoisie ne lui laisserait certainement que peu de latitude. Un tel gouvernement
apparaît comme l’alternative immédiate à celui d’une extrême droite clairement en embuscade.
Sans hésitation, il serait – là encore immédiatement – un « mieux ». Mais ses contradictions
seraient mises à l’épreuve avec rudesse et le péril en serait redoublé. Pour être un éventuel
« gouvernement des travailleurs et des travailleuses » – et donc un possible rempart durable –, il
ne faudrait pas seulement qu’il en fasse la preuve. Il faudrait que les classes populaires
interviennent directement et politiquement en ce sens, avec la perspective affichée d’engager la
rupture plus avant. Où l’on retombe sur la nécessité de l’auto-organisation avec l’impératif d’en
reconstruire dès maintenant le sens et d’en redonner le goût. En ce qui nous concerne, cela veut
dire en préparer les conditions, et assumer d’être des militant·es de l’auto-organisation pour être
des militant·es du socialisme.
Théo Roumier
* ici légèrement retouchée, cette contribution a été rédigée initialement pour la livraison d’avril de
la revue L’Anticapitaliste, éditée par le NPA. Ernest Mandel (1923-1995) était un militant de
premier plan de la Quatrième internationale.